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23 octobre 2023 1 23 /10 /octobre /2023 19:08

"Et nous reprenons notre marche tous les trois

dans la nuit jusqu'à la fin des temps."

Patrick Modiano, La danseuse

 

"Comme la vague qui se retire, tu es sûr que tu l'as vue ?"

Stéphane Milochevitch, La bonne aventure

 

La sortie concomitante du nouveau roman de Patrick Modiano, La danseuse, et du nouvel album de Stéphane Milochevitch La bonne aventure – le premier sous son nom, m'a fait me replonger dans leurs oeuvres respectives. A priori, rien en commun, l'un est écrivain, l'autre auteur-compositeur-interprète. L'un a créé une œuvre constituée de romans courts, à l'écriture faussement simple, l'autre écrit de la poésie incandescente, aux registres variés, et aux formes multiples (allitérations, jeux de mots, etc). Et pourtant, ces derniers temps, je ne cessai de penser que ces deux oeuvres se marient à merveille. Ayant l'habitude d'imaginer des liens que je suis le seul à voir, j'avais laissé l'idée de côté, jusqu'à ce que la maison de disques de Milochevitch mette une citation de... Modiano lui-même, pour évoquer l'album de leur poulain-mustang. Me sentant d'un coup d'un seul moins seul, me voilà maître d'ouvrage d'un pont entre ces deux merveilleux artistes, merci d'avance pour votre indulgence si ça se casse un peu la gueule.

 

Lire un roman de Modiano n'a pas de sens. Lire La danseuse pour en dire : "oui ça se lit vite, c'est plus une nouvelle qu'un roman, et puis le style est vraiment basique" n'a pas de sens non plus. Pour appréhender Modiano, il faut en lire bien plus d'un. On ne peut pas lire le "dernier Modiano" (d'abord parce que qu'est-ce qui nous dit que c'est le dernier ?) de même qu'on ne peut pas écouter le dernier Milochevitch (puisse-t-il lui aussi ne pas être le dernier !) puisque chaque nouveau chapitre de leurs œuvres vient faire écho à tout ce qui a précédé, vient l'englober, le développer, le rhyzomer.

 

Chez Modiano comme chez Milochevitch, la mémoire n'est pas seulement un enjeu, mais bien leur manière de fonctionner et de "jouer" avec le lecteur ou quoi ? L'écoutant ? (Je me prends parfois à lire les textes de Milochevitch pendant la lecture du disque, et parfois je laisse l'espace pour la musique – merveilleuse- et sa façon unique de chanter ses mots.) Les nombreuses références, situations, phrases, qu'ils reprennent tous deux nous perdent dans les dédales de leur mémoire et de la nôtre. Ai-je déjà lu ce Modiano ? Ai-je déjà entendu ces mêmes notes et cette formulation chez Milochevitch ? Saint-Leu-la Forêt ? La jeune femme avec ibis ? Aujourd'hui ton corps et demain le monde ? Les kilomètres de baise ? Quel livre ? Quelle chanson ? Lire Modiano, comme écouter Milochevitch, c'est faire cette expérience vertigineuse de la mémoire, avec tout ce qu'elle a de mystérieux, double, trompeur, familier, évanescent. C'est aussi ressentir dans toute sa force la réminiscence des précieux moments passés, plongés dans ces univers uniques, et s'y rebaigner avec délices.

 

La danseuse comme La bonne aventure s'inscrivent pleinement au sein d'un corpus dont ils sont à la fois les héritiers, le futur (tout a mené leurs auteurs à arriver à cet endroit précis, à cet instant précis, à ce langage précis) - au sens où ils héritent de la mémoire de ce qui les précède – et le passé, comme si ils étaient déjà contenus dans les interstices des œuvres précédentes. Ainsi de la danseuse : ne traverse-t-elle pas chacun des romans de Modiano ? Ainsi des amours chez Milochevitch : d'album en album elles sont et restent crues ("la poésie est partout" mais chez lui, et c'est tant mieux, un cul reste un cul), sublimes et surtout dévorantes : "J'ai tant souffert / Mais jamais mieux que quand tu m'aimais / Dur de se relever quand on est déchiré / Je me glisse comme un cadavre entre tes lèvres". Ainsi de leur obsession commune pour ce moment de bascule : l'endormissement, ce moment frontière où, trop fatigué, on ne sait même plus si on pense, et où on s'abandonne : "s'allonger sous la ligne bleu des Vosges", "s'asseoir sur les genoux de la caissière et dormir comme un enfant" " La danseuse m'avait pris la main, comme pour m'entraîner sur un chemin qu'elle connaissait déjà."

 

Voilà, le pont a été jeté, il est mince, fragile, comme un rêve que l'on ne parvient pas à se remémorer dans ses détails au réveil, mais dont on ne peut plus nier l'existence ni la trace qu'il a laissée, aussi infime et impalpable soit-elle. Paradoxalement, plus cette marque est sourde, plus elle prend de place, plus l'effort mémoriel s'immisce et ne nous lâche plus. On relève le gant et on entre dans le labyrinthe, "la forêt des conséquences" et on "remet de l'ordre dans tout ça" – ou du moins on essaye.

 

Il y aurait tellement à dire sur cette Bonne aventure. Milochevitch y est plus organique que dans les deux précédents, il y invite des cordes – ce qui est inédit. Sa voix épouse - en s'éraillant parfois, fatiguée parfois - ses mots, son langage à nul autre pareil, dont lui seul détient les nombreuses clés. Il est fascinant d'essayer de percer les mystères qu'il sème tout au long de ses chansons. Mythologies, constellations, il crée des liens à la vitesse de la lumière entre le cosmos, le trivial, le cru, le sublime, l'Amérique fantasmée, les Saintes Maries de la mer, Abel et Cain, fait poésie de tout ce qui compte, et déclare – et je le crois sur parole : "Avance sans peur la poésie est partout".

 

Il y aurait tellement à dire sur La danseuse, Modiano s'y entend aussi pour en quelques secondes passer de l'infini étoilé à nos mémoires intimes : "Je croyais que leur souvenir me venait comme la lumière vous vient d'une étoile morte il y a mille ans, selon les mots du poète. Mais non. Il n'y avait pas de passé, ni d'étoile morte, ni d'année-lumière qui vous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel."

 

En attendant, je relirai inlassablement Milochevitch, autant que je l'écouterai, et je déambulerai dans la mémoire de Modiano autant que dans la mienne pour y faire advenir du mieux possible ce présent éternel, dont leurs œuvres, désormais intimement liées pour moi, feront à jamais partie.

 

 

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