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16 mai 2009 6 16 /05 /mai /2009 15:21


Au commencement était le verbe
Evangile selon Saint Jean, 1, 1

Peu d'oeuvres ont une telle emprise sur celles et ceux qui l'approchent. La route de Cormac Mc Carthy est de ces oeuvres. Sa lecture est à la fois pénible et  éreintante mais aussi absolument nécessaire. Il est d'ailleurs difficile de lâcher le roman. Habitué à lire le soir, tard, seule la fatigue me le faisait tomber des mains. La fatigue et peut-être autre chose que j'ai du mal à identifier. Quelque chose de l'ordre de la survie ou du maintien d'une forme d'équilibre mental. Je me demande si j'aurais pu le lire d'une traite, si j'aurais supporté cela. Ce texte laisse un goût de cendre dans la bouche, et continue à me hanter. Jusqu'à quand ? Pendant combien de temps l'homme et son fils, jetés sur la route par l'apocalypse, vont-ils me poursuivre ?

L'histoire de ce roman (gros succès critique et public - ce qui est assez rare) est connue de tous (ou presque) : un père et son fils sont sur la route après l'apocalypse (comment elle a eu lieu, nous ne le saurons pas), ils avancent, la faim et la peur au ventre, direction le sud, parce qu'il faut bien aller quelque part. Entre les mains d'un autre, ça aurait donné un roman d'épouvante bien ficelé
(avec un Stephen King, par exemple), ou plus vraisemblablement un mauvais livre, surfant sur le gore et le sentimentalisme, mais avec Mc Carthy, on a affaire à un auteur, un immense écrivain, avec une langue, un style et ça donne un chef d'oeuvre. Ici, forme et fond se confondent comme rarement. Le monde tel que nous le connaissons a cessé d'exister, partout c'est la désolation, et un gris cendreux a tout recouvert. Ne subsistent que quelques êtres vivants décharnés, que le fils a séparé en deux : les gentils et les méchants. D'un côté ceux qui ont abandonné ce qui leur restait d'humanité, de l'autre ceux qui, comme l'homme et son fils, ont fixé des limites (l'anthropophagisme en étant une, et pas des moindres) afin de préserver ce qui fait encore d'eux des êtres dotés d'une conscience, d'une humanité et du verbe. Là réside le génie de Mc Carthy. Puisqu'il parle d'un monde où l'humanité a sombré, alors la poussière, la cendre et la mort auront étouffé le verbe. Son écriture en prend acte, ce qui décontenance au départ. Puis le rythme de l'auteur s'impose et on finit par devancer les phrases sans verbes, purement descriptives, comme si l'homme se contentait de décrire ce qu'il voyait, sèchement. Le verbe, il le réserve à son fils, à la transmission. "Il faut que tu me parles" lui dit-il souvent. "D'accord" répond le fils quasi invariablement. C'est bien la langue, l'enjeu du roman et de ce qui se noue entre le père et son fils.

Mc Carthy décrit un univers plongé dans le chaos, le silence, l'obscurité, où des lambeaux de notre civilisation se laissent deviner sous une couche grisâtre. Ce qui reste : des échangeurs d'autoroute, des carcasses de voitures, des fils électriques, des stations essence. Une eau irrémédiablement souillée. Le livre devient rapidement lancinant, les paragraphes courts se succédant, sans chapitrage. Chaque fois c'est pareil : le père se lève au petit matin après une nuit "obscure au-delà de l'obscur", et ils se mettent en marche, jusquà la prochaine nuit. Le vocabulaire est répétitif, recroquevillé sur lui-même, il n'y a plus beaucoup de mots, et à quoi bon en user : ils décriraient une réalité qui n'existe plus et que le fils, trop jeune, n'a pu connaître. L'aspect répétitif imprime sa marque durablement dans l'esprit, à la lecture, on se retrouve littéralement immergé dans ce monde suffocant, au point que le gris qui revient tout le temps finit par vous apparaître, aussi clairement qu'une vision dans un cauchemar. Vous posez le livre, et un voile gris paraît encore tout recouvrir. Vous prenez n'importe quelle deux voies en voiture et la grisaille est là, comme un persistence rétinienne.

Les repères sont donc inutiles, dans un univers où ciel et terre se confondent, sont noyés. Seule l'alternance de la nuit (qui est potentiellement la dernière à chaque fois) et du jour rythme les pages. Les dialogues se dégagent naturellement par leur concision, ponctués des mêmes phrases "d'accord", "j'ai tellement peur, papa", sans guillemet ou tiret. L'auteur décrit avec soin ce que font ses deux personnages, en abusant du "et". A chaque geste suit un autre, et encore un autre, jusqu'à l'épuisement, à la nuit. Le "et" c'est la garantie qu'il y a une suite, que le geste effectué n'est pas le dernier. Le père fait des donc des gestes de plus en plus lents, et durs, pour survivre, mais surtout pour que son fils lui survive. Il a accepté l'évidence : le monde est perdu, mais il ne sombre ni dans la dépression, ni ne ressasse l'idée du suicide. Bien sûr, il a appris à son fils comment, si les "méchants" arrivent, il devra tenir le revolver pour se tuer. Bien sûr, il maudit Dieu, au petit matin. Mais, il refuse simplement la perte de sens d'une vie dans un univers post apocalyptique. Son instinct de survie est avant tout un instinct de transmission, son fils passant avant tout, seul être dépourvu de méchanceté, l'innocence même. Lors des quelques rencontres qu'ils font sur la route, c'est le petit qui montre le plus d'humanité, de naïveté, et qui oblige son père à partager les maigres rations de nourriture glanées aux prix d'efforts incommensurables aux survivants. Cette force qu'il a en lui, malgré la peur qu'il ressent tout le temps, ce besoin de s'imaginer qu'ils ne sont pas les seuls "gentils", qu'un autre enfant comme lui finira bien par apparaître, permettent au père de continuer, de se dire que tout n'est pas vain, que quelque chose vaut la peine d'avancer. "On porte le feu" se répètent-ils. A vous d'imaginer tout ce que cela peut signifier.

La construction du livre fait écho à ce qui est raconté. Paragraphes courts, répétitions des situations, phrases précises, grattées jusqu'à l'os. De tout ça émerge, assez paradoxalement une forme de poésie pure, notamment dans certaines descriptions, alors que tout n'est qu'obscurité, cendre, poussière, gris. Comme si Mc Carthy nous signifiait que même de la désolation, si on trouve la force de la mettre en mots, peut naître une forme de beauté. Une beauté malade, froide et désespérante, mais une forme de beauté tout de même. Les mots grattent la couche grisâtre qui a tout recouvert pour décrire ce qui a été, et prendre la mesure de ce qui est irrémédiablement perdu. Ce roman est immense et a pris une signification toute particulière pour moi depuis quelques semaines...

Maintenant, le sujet qui fâche. Le roman va être adapté au cinéma, et ça n'a pas tardé, il a paru en 2008, et on verra son adaptation en 2009. Bien sûr, cela démontre une fois de plus le manque flagrant d'imagination des scénaristes, la frilosité des studios, l'absence de prises de risques (quand un livre s'est vendu à deux millions d'exemplaires, où est le risque à le porter à l'écran ?). Mais surtout, quiconque aura lu et donc vécu cette expérience littéraire totale, ne pourra qu'être abasourdi à l'idée qu'un type, aidé par des studios, ait pu se pointer et dire : je vais adapter La route.
C'est si compliqué de comprendre que certaines oeuvres ne sont pas adaptables, simplement parce que le langage, le rythme, ne peuvent changer de support ? Merde, si Mc Carthy avait fait du cinéma, avec autant de talent qu'il écrit, ça aurait été génial. Il a choisi d'écrire, c'est son mode d'expression. Comment imaginer un acteur jouant le père ? Le père est une figure universelle. Il n'a de visage que celui que la langue de Mc Carthy fait naître en chacun de nous. Vous voulez un équivalent cinématographique du roman ? Jetez-vous sur Gerry de Gus Van Sant. Vous aurez un langage cinématographique qui se rapproche de ce qu'on ressent à la lecture de La route. Je n'irai pas voir La route. Elle est déjà en moi, et je la vois partout.

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commentaires

B
je sais pas ce qui se passe avec les commentaires, mais j'ai pu lire le tien sur ma boîte mail. merci Co.
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C
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C
La nouvelle plateforme déconne grave ou c'est moua?<br /> <br /> <br /> <br /> <br />
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C
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C
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